4.

C’est moi qui ai remarqué le clou, mais je ne peux pas vraiment m’en faire gloire. Si cela avait dépendu de moi, je ne me serais aperçue de rien. Mon idée, du reste, en retournant dans cette salle glaciale, parmi les sombres croûtes de la collection, n’avait pas été vraiment de chercher le chef-d’œuvre caché. Il pouvait d’ailleurs bien y être, et ma très vive sympathie pour le rabbin Schmelke me faisait espérer qu’il y fût. Mais pour moi, la seule chose digne d’être examinée, dans l’obscurité et à la lumière, de l’intérieur et de l’extérieur, restait Mr. Silvera. Il était comme un tableau d’auteur inconnu, mais de qualité exceptionnelle, que l’on m’aurait confié pour que je l’étudie, m’efforce d’en reconnaître l’époque et l’école et d’arriver à l’exacte attribution. Mais combien de temps encore pourrais-je le garder ?

Nous trouvâmes seulement l’un des petits-fils : le chevelu se promenait en ville avec sa petite amie arrivée de Milan, nous expliqua le tondu en venant nous ouvrir. Je me le rappelais plus beau, plus miam miam, et sa fraîcheur me fit penser cette fois à un pied de laitue, mouillé de rosée, insipide. Il nous accompagna jusqu’à la salle sans fenêtres, alluma les deux spots et nous laissa seuls. Il devait, dit-il, redescendre travailler.

C’était un indice d’innocence, fis-je remarquer à David. S’il y avait eu quelque chose que nous ne dussions pas découvrir, le garçon serait resté avec nous, pour contrôler chacun de nos mouvements et de nos regards.

Mais il se pouvait que ni lui ni son frère ne sachent rien. Comme il se pouvait, au contraire, que cette démonstration d’insouciance fût étudiée expressément pour dissiper tout soupçon.

— C’est vrai aussi, admis-je.

Nous parlions à voix basse, tels des agents secrets du Mossad, mais surtout par jeu. David non plus ne semblait pas prendre trop au sérieux notre inspection. Quant à moi, je restais d’avis que la chose la plus sérieuse à faire (et que je fis), dans ce repli solitaire et silencieux, était de me serrer avec passion contre Mr. Silvera.

Chemin faisant, j’avais découvert une Venise bien évidente, et, pourtant, à moi – et à l’austère Cicérone de Burckhardt, aux froides Pierres de Ruskin, aux hâtives Listes de Berenson – entièrement inconnue. Une Venise aux multiples anfractuosités, petites arcades, recoins obscurs, minuscules campielli déserts, calli presque secrètes, desquels il aurait été criminel de ne pas profiter, à mesure que nous avancions, pour étreindre passionnément Mr. Silvera. Ces lieux isolés étaient là tout exprès, comprenais-je enfin. Et je m’expliquais la réputation que s’était faite Venise, au cours des siècles, d’être une cité propice aux amours dans les lieux publics.

— Bien que ceci soit un lieu privé, remarquai-je en reprenant sobrement mes distances.

Qui sait, commenta-t-il, si quelqu’un avait jamais pensé à rédiger un guide touristique, à établir un plan de la ville de ce point de vue ? A Kissing Map of Venice, la carte vénitienne des baisers, ou quelque chose de ce genre. En quatre langues, avec des itinéraires divers et une, deux, trois étoiles selon le degré de suggestion des lieux. Ç’aurait été un succès assuré.

Je retournai vers lui pour l’étreindre avec plus de passion que jamais.

— C’est comme un tic, m’excusai-je, je ne peux pas m’en empêcher. Et, du reste, nous gaspillons bêtement notre temps : nous pouvions rester tranquillement à l’hôtel.

Il se dégagea, leva une main.

— Il y a un temps pour s’embrasser, trancha-t-il bibliquement, et un temps pour regarder les tableaux.

— Le rabbin Schmelke de Nikolsburg le disait ?

— Sans doute. Ou sinon lui, Rabbi Jacob Isaac, le voyant de Lublin.

— Mais tu es religieux ? Tu pratiques la Bible ?

— Autrefois, je la pratiquais assez.

— Mais tu es aussi observant, orthodoxe, tu ne travailles pas le samedi, et ainsi de suite ?

Je le lui demandai comme je lui aurais demandé s’il jouait aux échecs ou s’il préférait le thé chinois au thé indien. Mais cela s’avéra une de ces questions que je n’aurais pas dû lui poser, car, après une pause incertaine, il se limita à me dire en souriant que, passant par Leyde, une fois, il était allé trouver Spinoza à Rijnsburg.

— Je comprends, dis-je.

J’avais seulement compris qu’il ne voulait pas me répondre, étant donné que sur Spinoza j’en savais encore moins que sur Pordenone avant que ne me l’eût expliqué le mari de l’épouse-grenouille.

— Eh bien, courage, dis-je en jetant un coup d’œil autour de moi, commençons la vérification.

Les peintures étaient toutes sur toile et aucune n’avait de cadre (elles devaient les avoir perdus lors du fameux déménagement de 1917), en sorte qu’il ne me fut pas difficile de les détacher de leurs vieux clous rouillés pour jeter un coup d’œil aussi au dos. Une toile en lin de haute époque – comme celle de l’hypothétique Titien ou même du Palma l’Ancien que nous recherchions – se distingue immédiatement d’une toile en chanvre du dix-huitième, si elle n’a pas été rentoilée ; il en va de même pour un châssis, s’il n’a pas été remplacé.

Pendant que je me consacrais à cet examen technique, David avançait en touriste libre, regardant pour son propre compte comme je le lui avais demandé ; ce n’était qu’une fois son tour achevé qu’il devait me dire si l’un des tableaux, pour une raison ou pour une autre, avait éveillé ses soupçons. Je ne voulais l’influencer en aucune manière, lui avais-je dit sans lui donner d’autre explication. Je ne pouvais lui avouer que je comptais sur son flair d’inexpert exactement comme, au casino, le « systémiste » malchanceux fait une confiance superstitieuse au débutant.

Mais à la vérité, était-il tellement inexpert, Mr. Silvera, si vingt ans plus tôt il était déjà ici, à étudier les fresques de Santo Stefano ? Je le regardais passer d’une croûte à l’autre, paysages, portraits, sujets bibliques ou mythologiques, d’un air malheureux qui était en parfait accord avec l’ennui dégagé par les tableaux, leur nullité et leur grossièreté concentrées. Et je dus me faire violence pour ne pas tout planter sur-le-champ, courir l’embrasser de nouveau, l’emmener de cette maison.

J’étais en train de raccrocher un Jugement de Paris d’une improbabilité totale – dans le sens où Paris, devant trois femmes comme celles-là, aurait dû à l’instant tourner les talons et s’en aller en courant –, quand je m’aperçus que David, au contraire, ne bougeait plus d’un endroit où il s’était déjà arrêté depuis un moment déjà. Avait-il découvert quelque chose ?

Je tournai à peine et précautionneusement la tête, pour ne pas le déranger dans son observation. Ce qu’il regardait était un portrait en buste de dimensions réduites, environ 40 x 30 cm, duquel, d’où je me tenais, je ne pouvais distinguer qu’un blême visage sur fond obscur, et une sorte de tache jaunâtre en bas à gauche. Il me revint alors à l’esprit que le sujet du portrait était un jeune homme déjà dégarni, aux traits lourds, enveloppé d’un manteau sombre, et que nous avions remarqué, Chiara et moi, surtout pour la fruste et amateuriste lignosité de la draperie. La tache en bas à gauche était le champ d’or d’un blason nobiliaire inconnu de moi, avec au milieu, si je me rappelais bien, deux épis croisés. Rien d’autre que je pusse me rappeler ne justifiait la halte prolongée de David. Lequel, au bout d’un certain temps, passa au tableau suivant – une pompeuse, grotesque Sainte Famille –, mais revint ensuite au Portrait de gentilhomme et le regarda encore un moment, avant de terminer son tour.

Quand il revint à mes côtés, j’étais presque arrivée moi aussi au tableau « suspect ».

— Découvert quelque Titien ? demandai-je.

— Non, malheureusement. Découvert quelque toile flamande ?

— Aucune. Et toute la collection, à la revoir, m’a paru encore plus infâme qu’hier. Je ne comprends pas ce que la Federhen peut espérer en tirer, même en l’emportant à l’étranger.

— En effet. Mais alors pourquoi l’achète-t-elle ?

— Seul le rabbin Schmelke le sait. Mais, toi, n’as-tu vraiment rien remarqué de spécial ?

Ce fut peut-être cette insistance, ou le fait que je ne pouvais m’empêcher de tourner les yeux vers le Portrait de gentilhomme, qui lui fit comprendre que j’avais remarqué sa curieuse halte. Sans cela, je me demande encore s’il m’eût rien dit.

— Ma foi, donne peut-être un coup d’œil à ce jeune homme, suggéra-t-il.

J’allai décrocher le tableau et le regardai, le retournai, l’examinai dans tous les sens. Toile et châssis étaient de l’habituel dix-huitième tardif, sinon même du début du dix-neuvième, et pour la facture il était même pire que les autres. Quant au personnage, émergeant à peine du fond sombre, il n’avait rien de particulier hormis la lourdeur des traits, accentuée par une cicatrice au menton et deux verrues sur la lèvre supérieure. Le grand manteau dans lequel il était gauchement drapé aurait pu être de n’importe quelle époque. Et les deux épis sur champ d’or ne correspondaient à aucun blason que je connusse.

— C’est étrange, dis-je.

— Tu trouves aussi ?

— Non, c’est étrange, voulais-je dire, que tu sois resté si longtemps à le regarder. Mais pourquoi ? T’avait-il semblé… titianesque ? demandai-je, embarrassée.

Je me rendais compte, tout à coup, qu’avec ma confiance dans son flair d’inexpert je l’avais trop encouragé, lui faisant faire en définitive piètre figure. Je tâchai de me rattraper.

— Il est vrai que le manteau pourrait être du Cinquecento, mais…

— Non, dit-il, embarrassé lui aussi, ce n’est pas qu’il m’ait paru titianesque ou autre chose. C’est qu’il me semble faux. Peint récemment, je veux dire.

Je le regardai abasourdie, je regardai le tableau, je levai les yeux par hasard vers le mur d’où je l’avais décroché, et c’est à ce moment que j’aperçus le clou.

Ou, mieux, non pas vraiment le clou, qui était vieux et rouillé comme les autres, mais le fait qu’autour il n’y avait pas, comme autour des autres, cette auréole de rouille que tout vieux clou laisse avec les années sur tout vieux mur.

Un clandestin ! pensai-je, rougissant non plus d’embarras, mais de honte. Inexpert ? Allons donc ! Authentique ou faux que fût le tableau, David était allé tout droit au seul élément vraiment douteux, vraiment anormal de la collection.

En décrochant la Sainte Famille et les autres toiles qui restaient, je vérifiai que le seul clou sans auréole était celui du Gentilhomme, et je m’aperçus que l’empreinte sur le mur était elle aussi différente. Quelqu’un s’était donné la peine d’éclaircir le crépi derrière le tableau, mais la différence sautait aux yeux. Il ne faisait aucun doute que le personnage aux verrues se trouvait là depuis fort peu de temps.

— C’est bel et bien un clandestin, dis-je.

— C’est-à-dire ? demanda David.

Je dus lui expliquer (car il nia en rien savoir) que, lorsqu’une collection plus ou moins noble et ancienne était mise en vente, on en profitait souvent pour y glisser, « clandestinement » donc, des éléments de tout autre provenance. Mais qui pouvait avoir eu intérêt à glisser parmi les autres croûtes une croûte pareille ?

À moins que…

Soudain tout excitée, je me représentai la Federhen et Palmarin qui, avec la complicité du tondu, suspendaient parmi les lugubres toiles de la collection Zuanich un Titien authentique, pour le camoufler ainsi aux yeux de la Direction des beaux-arts et pouvoir l’exporter officiellement avec le reste.

Cela n’aurait pas été un cas sans précédent, dis-je en réexaminant le tableau à la lumière du spot.

Et, un instant plus tard, je rougissais de nouveau, car, en appuyant avec l’ongle sur un angle de la surface peinte, j’avais eu la preuve irréfutable qu’il ne s’agissait ni d’un authentique Titien ni d’une authentique croûte, mais bien d’un authentique « faux peint récemment », comme avait dit David. Quoique les craquelures d’un prétendu Settecento parussent parfaitement vraies, la pression de l’ongle avait laissé une marque sur la surface encore molle, peinte tout au plus quelques semaines auparavant.

— Mais toi, bredouillai-je, honteuse, humiliée, et passant d’une admiration sans bornes à de nouveaux soupçons, eux aussi sans bornes (le Mossad, les idées romanesques, allons donc ! David Silvera, l’ex-guide touristique, l’ex-acteur ambulant, l’ex-commis voyageur en bijoux de fantaisie n’était-il pas en réalité un super-expert envoyé secrètement à Venise par quelque grand musée américain ?), mais toi, comment t’en es-tu aperçu ?

— Ah…, répondit-il, comme il était prévisible.

Plus tard, alors que nous rentrions à l’hôtel et qu’il avait eu tout le temps d’inventer une de ses histoires, il m’expliqua avoir reconnu dans le jeune homme dégarni un certain Fugger, rencontré par lui à Venise en une autre occasion ; et qu’il en avait évidemment déduit la fausseté du tableau. Mais il n’avait pas la moindre idée de la raison pour laquelle il avait été ajouté à la collection.

Quant à l’avertissement de rabbi Schmelke, eh bien, me dit-il, contrit, même les rabbins peuvent se tromper.

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